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Suite du point de vue signé Nicolas Kempnich, publié dans Atmosphères n°4, en septembre 1992. On peut également consulter le site des archives d'Atmosphères, ce fameux fanzine de jeux de rôle.

Joueur, qui es-tu ?

Je demande maintenant à tous les joueurs de faire un pas en arrière (attention de ne pas vous péter la gueule) et de regarder leur carrière . A priori vous êtes passé par les stades suivants :

- Tout d'abord, la Découverte. Souvent faite sur un jeu type AD&D, c'est l'illumination. On se demande comment on a fait pour vivre sans. On chérit son premier personnage, on est chaperonné par des aventuriers chevronnés qui vous conseillent ("Maintenant jette 1d20 pour ton S.S.... puis 1d100... Ah ! pas mal ! bon là, tu notes Critique C Bludgeon et tu lances 1d4"). Ou alors on découvre en même temps que les autres joueurs ("Dis, tu crois qu'il y a une différence entre les points de coup, les points de vie, les points de fatigue ??").

- Puis il y a le Mordu : ça y est, on est accro. On lit les règles, on achète ses dés magiques (ceux que l'on maudira ou bénira cent fois), on trouve des astuces de création, on essaye d'autres classes, d'autres races... L'univers paraît sans limite.   On conçoit ces premiers scénarios (non je ne mettrais pas deux i) qui sont souvent sans queue ni tête (mais que l'on retrouvera avec une larme à l'oeil dans quelques années). Les groupes se forment. On affronte son premier gros monstre, on obtient son premier objet magique... On meurt.
On recommence en essayant de faire mieux. Les autres joueurs étant déjà à un niveau d'expérience plus élevé, c'est avec compassion que le maître accepte que le personnage soit un peu gonflé, histoire de rester dans le coup... Un mot magique apparaît : Background...

- Vient ensuite la période Aventurier. On connaît mieux les règles que ses leçons scolaires (ou de Fac). On découvre d'autres joueurs et d'autres jeux. On crée de nouveaux personnages. On les adapte à ses goûts. Souvent on commence à préférer un certain type de personnages qui vont devenir une seconde peau, un reflet. On joue très technique.

  • En tant que Maître de jeu, on connaît sur le bout des doigts l'ensemble des règles d'un ou de plusieurs systèmes de jeu. Alors que les personnages progressent, on crée de nouvelles aventures de plus en plus soignées (on passe des heures à faire un plan en cours de Géo ou de Philo ou à vieillir un parchemin) mais aussi adapté à des personnages de plus en plus puissants. On découvre de nouveaux monstres, on se laisse aller à sa générosité, on fait plaisir à ses joueurs.

  • En tant que joueur, les personnages s'étoffent un tout petit peu, ils se différencient : ils ont une histoire, une vie antérieure. Celle-ci est souvent classique et l'on ne compte plus les bâtards de noble ou les orphelins vengeurs. Les objectifs restent cependant les mêmes : on veut s'améliorer, devenir plus "professionnel". Pour cela il faut être le plus fort, encore plus fort, toujours plus fort... Et alors le but devient le XP ou plus communément appelé Point d'expérience. Comme le maître est généreux, il n'y a pas trop de problèmes.
    Les groupes d'aventuriers se forment, chacun y a sa place et est le meilleur dans son domaine : on n'apprécie guère les places de doublures. Le mot "campagne" apparaît : il est magique...

- Arrive un jour l'âge sombre, le côté obscur, le tragique millénaire : celui que tout le monde s'accorde à dénigrer et à bannir. On parle d'exorcisme, de châtiment : c'est la période Gros Bill.
Du meilleur de sa catégorie, on veut pouvoir être champion universel. Les guerriers deviennent des sorciers puissants, les mages s'arment d'épées magiques et les voleurs se téléportent. Chacun devient un groupe à lui tout seul.
La rivalité, même si elle n'est pas mortelle, est intense, chacun des joueurs veut être le meilleur. Aux feuilles de personnages, l'on adjoint des annexes, puis des annexes aux annexes. L'on est seigneur runique, archimage, prince ou roi, double-zéro ou grand invocateur. Les objets magiques se multiplient et se reproduisent à un rythme qui ne va qu'en s'accélérant. L'on est riche à se demander pourquoi l'on risque encore sa vie à aller tuer une petite douzaine de dragons au p'tit dèj'. Les caractéristiques et les compétences atteignent des dimensions quasi... divines.

Il n'y a plus de limite. Plus il y en a, plus il en faut. Plus il en faut, plus le maître en donne. Il faut rester dans le coup. Mourir devient impensable... alors on ne meurt plus. Par contre les dieux, eux ils le peuvent et on le prouve...

A genoux, Zeus! (2 Ko)

A l'appétit des joueurs répondent les talents culinaires du maître. Aucun défi passé n'est à la hauteur. Alors on met la barre plus haute, toujours plus haute. Le champ de bataille n'a plus de limites : le monde ne suffit plus, heureusement il y a les autres dimensions. Les grands méchants à abattre deviennent des ducs, puis des rois ou des empereurs avant de devenir des dieux... Il n'y a pas de fin...

Oh je sais, il est facile de le dénigrer et de critiquer. Bien qu'ils nous semble facile de montrer du doigt la barrière du Gros-Billisme, il est beaucoup plus difficile de justifier sa position par rapport à celle-ci.
Qui, mis à part certaines lumières ou débutants pris en main par des gens d'un stade suivant, qui n'a jamais mis les pieds dans ce territoire interdit ? Qui n'a pas, au fond d'une de ses pochettes de personnages, un vestige de ce passé officiellement révolu ?
Oh, certains se sont défendus en disant qu'il y avait une différence entre Puissance et Surpuissance et que la frontière était très visible. Mais ne me dites pas que la tentation n'est pas forte... De toute façon, être Gros Bill, ça ne pose aucun problème, tant que l'on reste entre Gros Bill...

- L'étape suivante apparaît pour certain comme une libération, une prise de conscience : c'est la Renaissance. On découvre un axiome fondamental : dans "Jeu de Rôle", il y a le mot Rôle.
Le personnage passe d'une feuille à deux dimensions à un monde qui en a trois. D'une machine à résoudre de manière (souvent) musclée les aventures, il devient un être ayant... une âme.
Il a un background complet, des motivations, des espoirs et des craintes. Sa personnalité, stéréotypée par sa fonction, s'étoffe et se particularise. Deux guerriers cessent d'être forcément des copies conformes. Les scénarios acquièrent de la logique et de la profondeur, ils s'adaptent aux personnages (ou le contraire). Les PNJs ne sont pas que des distributeurs de renseignements ou des grands méchants invulnérables jusqu'à la fin de l'histoire.
Le jeu change alors du tout au tout : on discute, on réagit. Le but n'est plus forcément de réussir l'aventure, mais de la vivre comme le personnage la vivrait. Le maître découvre le miracle de la description. Les sentiments et ce qu'éprouve le personnage se mêlent au jeu : d'abord le plus simple : le rire, le comique. Puis la haine, la colère et enfin la passion, l'amour.
Chaque joueur se sent naître des qualités d'écrivain, on note les événements ayant survenu au cours des aventures, que ce soit sous forme de résumé, de chronique ou de mémoires.
Le summum est atteint lorsque l'on cesse d'être soi-même pour devenir l'autre. Je sais que pour certain (voire beaucoup), c'est le principe même du jeu de rôle, mais le dire, c'est bien, le faire c'est mieux. pour le vérifier c'est simple : vous est-il déjà arrivé de savoir qu'à un moment votre personnage va faire une grave erreur et de la faire même s'il serait simple de l'éviter, car c'est dans sa mentalité ?

- Arrive enfin l'étape ultime : la Décadence, Dallas. Non, ne riez pas, je suis très sérieux. Pour en avoir été le témoin de nombreuses fois, je peux en parler. Le problème est que, comme toute forme de décadence, elle est invisible aux yeux de ceux qui la pratiquent. Ils ont l'impression d'être toujours au sommet de leur art et considèrent tous ceux qui pourraient les critiquer comme de vulgaires barbares béotiens qui ne connaissent rien à rien.
Quels en sont les symptômes ? Tout d'abord, les feuilles de personnage ont tendance à se transformer en cahier. On joue le personnage "à fond", et ce quelque soit la situation. Le cours des événements ainsi que l'aventure deviennent secondaires, l'important est la vie du personnage, les réactions du personnage, ce que dit le personnage, ce qu'il ressent, ce qu'il pense, ce qu'il porte, ce qu'il fait à tout moment...
Jusque là, rien de bien dramatique, juste une légère tendance à monopoliser l'attention de manière égocentrique, mais bon, faut bien qu'il y ait une vedette...
Là où cela se corse, c'est lorsque cela devient continuel. Bon, que l'on décrive exactement l'action de son personnage lorsqu'il est à un moment critique (du type où la musique devient angoissante dans les films) ça se comprend, mais que chaque entrée dans une auberge devienne une conférence sur la métaphysique de la chose...
D'un point de vue joueur, si l'un des participants a une telle attitude, au bout d'un moment on a vraiment l'impression de se faire royalement ch... à tenir la chandelle (sauf si on est du type contemplateur shintoïste, mais c'est rare). Maintenant, si tous les joueurs sont de ce type, on aboutit à une parade du plus bel effet, mais d'un goût et d'une efficacité plutôt douteuse.
D'un point de vue maître, c'est la catastrophe. Les scénarios s'embourbent, on n'avance plus et lorsque, par miracle, une progression se fait enfin sentir, c'est dans la mauvaise direction. On ne compte plus alors les campagnes qui n'en finissent plus ou qui tombent à l'eau suite à la réaction ô combien (in)justifiée d'un joueur qui ne faisait que "jouer" son personnage.
Pour ne rien arranger, la psychologie du personnage a tendance à se compliquer et à sortir des modèles type : on devient sombre, mystérieux et (ou) asocial. La tâche du maître devient alors insurmontable : il est alors plus facile de jongler avec de la nitroglycérine que de gérer un groupe de solitaires ayant constamment des problèmes existentiels.
Le maître se retrouve alors devant un choix, une attitude à adopter pour pouvoir continuer son scénario ou sa campagne : il peut laisser faire. Dans ce cas, un scénario d'une soirée peut aboutir en cinq ou six séances.
Il peut décider de prendre une attitude très dirigiste dans sa maîtrise afin de tenter de limiter les excès des personnages. Le problème est que ce dirigisme n'échappe que rarement à l'attention des joueurs. Ils ont alors l'impression d'étouffer, de ne pas pouvoir s'exprimer librement, de ne pas pouvoir "jouer" leur rôle : la réaction de rejet est quasi immédiate.
Le maître peut aussi décider de modifier son type de scénario afin que celui-ci corresponde aux envies des joueurs : toutes les histoires ont alors tendance à se centrer sur leurs vies, leurs backgrounds : ils deviennent le centre de leur univers, ce qui les flatte encore plus. Le maître devient alors l'esclave de ses joueurs et ceux-ci en imposent toujours plus, encore plus...


* * *
Voilà, je pense avoir, d'une manière presque impartiale, fait le tour des différentes phases que traversent les joueurs de JdR. Tous, bien sûr, n'évoluent pas à travers la totalité de ces phases : certains en sautent ou s'arrêtent à un stade qui leur convient. On ne sera pas tous forcément Décadent un jour et nous ne sommes pas tous des Gros Bills en puissance.
Une partie se déroulant autour d'une table regroupant un Mordu, deux Aventuriers et un Renaissant sera assez... explosive. Si chacun joue comme il a l'habitude de le faire, sans tenir compte de celle des autres, alors là, gare aux dégâts.
Les solutions, il n'y en a pas beaucoup : soit les plus intelligents cèdent, soit ils se mettent tous d'accord sur la manière de pratiquer leur art. Dans cet exemple, il y a de fortes chances que le Renaissant doive laisser un peu de côté son théâtre tout en essayant de faire entrer dans son jeu les autres... Tout un programme. Cela sera peut-être dur pour certains de se "rabaisser" au niveau d'autrui, mais ...
... n'oubliez jamais que ce n'est qu'un jeu et que cela doit le rester. Il est vrai que les discutions peuvent devenir très passionnelles, voir houleuses suite à une partie, mais est-ce que cela en vaut le coup ? Bon, je m'arrête là ou bientôt il va falloir que je remette ma soutane.
Il y aura toujours un petit malin dans le public pour me dire que lui, il est une exception et qu'il n'a rien à voir avec les Décadents ou les Aventuriers, mais bon, que cela ne l'empêche pas de lire la suite.

Ah oui, j'oubliais, tout cela s'applique aux joueurs, mais aussi aux maîtres, et ceux-ci n'échappent pas à la critique.

Le miroir

Tout le monde est donc d'accord pour dire que la meilleure manière de jouer, c'est celle qu'il pratique et que toutes les autres sont soit inintéressantes, soit futiles soit débiles, ou les trois à la fois...
Bien que j'accepte parfaitement tout autre type de joueur, je n'échappe pas à cette règle. Personnellement je me classe actuellement dans la catégorie "renaissant à forte tendance décadente". J'essaye de ne pas en faire trop mais des fois, c'est plus fort que moi...

suite

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