Un pont trop haut
Le scénario était acheté dans le commerce. La description
que j'en fais est très approximative: je n'ai pas gardé de souvenirs aussi
précis. En revanche, je me souviens bien du dilemme... et de sa conclusion,
puis des débats enflammés que nous avons encore évoqué l'été dernier,
c'est dire.
Cette histoire remonte à mes débuts dans AD&D : un scénario niveau 1/3 .
Alors que le groupe était déjà affaibli par une rencontre avec des
adversaires coriaces, un pont se présente, franchissant une profonde vallée.
Ce pont enjambait un torrent, qu'on entendait gronder sourdement à plus de 200
mètres sous nos pieds.
Le groupe était composé de deux humains, d'un elfe et
d'un nain (cherchez qui fait quoi, la réponse plus bas). Leur classe : un mago,
un clerc - Mézigue - un guerrier et un voleur. Nos alignements faisaient qu'on
s'entendait, mais sans plus... Disons, de Neutral Good à Neutral Evil.
Impossible de faire plus classique, non ? Je rappelle que nous débutions.
Le pont à traverser était en pierre, suffisamment large pour que
deux hommes puissent se battre l'un à côté de l'autre, et d'une longueur d'au
moins 100 m - si mes souvenir sont justes, puisqu'il fallait qu'il relie un
flanc de montagne à un autre. Un pont un peu comme un aqueduc, donc. Le parapet
était assez bas mais étant donné la largeur du pont, personne n'a eu le
vertige.
Comme de bien entendu, arrivé pas plus loin qu'à la moitié
de la distance à parcourir, un cri strident déchire l'air, et reprend en écho
plusieurs fois. Un ptérodactyle nous tourne autour une ou deux fois, nous
enveloppant de son ombre gigantesque, après quoi il se dit que le déjeuner est
servi et fonce sur nous la gueule béante.
Ni une, ni deux, le mago Elfe fait chauffer le projectile
magique qui va bien, le nain voleur lèche l'empennage de sa flèche et lui
souhaite un bon voyage à travers le corps de la Bêêêteu, le clerc humain se
dit qu'il est temps de tenir prêt son marteau de guerre et prêt à dégainer
ses soins mineurs, le guerrier humain fait tournoyer son épée dans le soleil
revenu et bloque ses pieds contre les jointures des pavés.
La première charge du ptéro' : terrible... Les ailes déployées, au ras du
parapet : le magicien, en pleine concentration, n'a rien vu venir et a basculé
dans le vide ; le nain a lâché sa flèche qui avec une magnifique trajectoire
s'en est allée crever un nuage blanc ; le clerc, avant de rouler par terre, a
bien broyé deux pavés du pont mais n'a pas fait la moindre éraflure au
bestiau, qui arrivait à très grande vitesse ! Le guerrier a posé un genou en
terre et a tenté de plonger son arme dans le corps du ptéro' au moment où
celui-ci était au plus près, mais l'envie soudaine de conserver sa tête
attachée à son corps l'a pris, et il a planqué ce qu'il pouvait derrière son
bouclier en moulinant dans l'air, un peu n'importe comment. Beaucoup moins fier,
le guerrier sur ce coup là… Surtout quand il a senti sur lui l'haleine chaude
et fétide du monstre.
Le ptéro repart au loin pour préparer une seconde charge.
Pas encore remis de nos émotions, on entend un : "Oh ! Compagnons... A
l'aide ! Ouuups... Faiiites quelque chose... Viiiite !!" Le mago ! Il est
resté agrippé comme il a pu au rebord du pont, sur trois doigts, mais il ne
tiendra pas plus de trois ou quatre rounds, nous prévient une voix venue d'en
haut...
Et c'est déjà le retour du ptéro' qui attaque en piqué
cette fois, et qui choisit... et qui choisit... le guerrier ! Ouf, font les deux
autres qui se disent qu'après tout c'est plus son boulot que le leur... Le
ptéro'
fond sur notre guerrier mais ne réussit qu'à briser son bouclier à coup de
serres. En revanche, le guerrier le blesse gravement au flanc. Le voleur et le
clerc portent à leur tour une attaque. L'épée courte du nain pénètre la
chair et entaille l'une de ses ailes. Elle fait hurler de douleur l'animal, qui
perd maintenant son sang abondamment, mais le clerc rate le coup de marteau qui
aurait pu achever le monstre et ne le blesse que légèrement. Plutôt que de s'éloigner,
le ptérodactyle, fou de douleur, fait demi-tour au plus court et se rue à
l'attaque sans nous laisser de répit. Il est à trois mètres de nous, et ouvre
sa gueule remplie de dents acérées.
Au même moment, sur notre gauche, on entend :"
Compagnons, je ne peux plus tenir...!!!"

Que décidez-vous de faire au round suivant ? Vous avez dix
secondes pour vous décider ou choisir une des options juste après.
a)
je ne m'occupe pas du mago... il pourra bien tenir encore un round et
moi ça me laisse le temps d'achever le ptérodactyle;
b)
je romps le combat pour secourir le mago, mais j'y vais à reculons et
doucement - en deux rounds - pour que le ptéro ne me croque pas dans le dos;
c)
C'est ça, moi le nain, je vais aider cet âne d'elfe à remonter...
C'est lui qui va m'entraîner dans le vide, oui ! Il n'aurait pas dû se foutre
de ma belle barbe fleurie ce matin. Ca lui apprendra. C'est haut mais il
survivra... sûrement.
d)
Je me fous des risques, je me jette sur le parapet pour sauver le mago.
Sans lui, avec nos faibles moyens, nous diminuerions trop nos chances de finir
vivants cette aventure.
e)
d'autres solutions possibles ?
Vous avez choisi ? Comparez maintenant avec notre
choix....
Ce que NOUS avons fait : Eh bien, hum... Pour tout dire...
Nous avons laissé tombé le mago, aux deux sens du terme. Le MJ ne nous a pas
laissé beaucoup de temps de réflexion et nos perso n'avaient qu'un à trois dés
de vie (+ la Constit, certes). L'un de nous a lancé: "allez, on fini le
ptéro...
Il est presque niqué, là !" au grand dam du mage qui a lâché prise immédiatement
après, accompagnant sa chute d'un "HAAAAaaaaaaaaaaa" decrescendo qu'on
a cru interminable mais qui s'est arrêté net.
Le joueur à qui c'est arrivé a
déchiré sa feuille - une tradition chez nous, pas de gomme. Il a piqué une
gueulante pas possible, qu'on l'avait abandonné comme un chien. Nous, on s'est
justifié par le fait qu'on avait un pauvre dé de vie, qu'un mort ça
suffisait, etc.
C'est simple, il nous en parle encore de ce pont
tragique et de notre "trahison".