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Lettres de ma vie parallèle
Des rares retours sur mes chroniques, il ressort qu’on
trouve que je râle tout le temps, et que je ne raconte que des parties qui
foirent.
Alors cette fois ami lecteur, tu pourras avoir la banane car
cette histoire finit bien.
C’est l’histoire d’un joueur expérimenté qui fait des
efforts pour que ses partenaires passent du bon temps, au lieu de jouer de
façon égoïste comme s’ils n’existaient pas.

Je maîtrise un monde SF de ma conception, qu’un jour
peut-être je mettrai en ligne, avec les règles de GURPS.
Je débutais une nouvelle aventure - c’était la
séance d’introduction du scénar. Ce soir là, outre les joueurs habituels,
deux nouveaux joueurs, Jojo et Hisham créent leur persos.
Hisham se crée un militaire et prend le
maximum de défauts autorisés par GURPS : 40 points.
Son capitaine est de très grande taille, un géant de 2m20 -
alors que la société dans laquelle il évolue est une sorte de société
japonaise. Il se prend quelques autres désavantages mineurs, et pour couronner
le tout, il prend le défaut " attitude odieuse " à 15
points.
Que j’explique à ceux qui ne connaissent pas GURPS :
les défauts rapportent des points qui permettent d’acheter des avantages, par
exemple ici le grade de capitaine du perso d'Hisham.
Le livre de règles écrit à propos du défaut
" Odieux ", de sa manière bien-pensante typique :
" vous vous comportez souvent, voire toujours, de manière
extrêmement repoussante. (…) Une forte odeur corporelle, des démangeaisons
continuelles, un marmottement incessant peuvent valoir 5 points chacun. De
mauvais jeux de mots continuels ou l’habitude de cracher par terre valent
environ 10 points chacun. Des attitudes valant -15 points peuvent être
admises, mais sont laissées à l’imagination de ceux qui sont assez
dépravés pour réclamer ce genre de privilège." (c'est moi qui
souligne ce monument de morale)
Bref, avec tout cela, les jets de réaction envers le
personnage d’Hisham se font à –4. En d’autres mots, tous les gens qui le
rencontrent ont envie de lui taper dessus. Le personnage est injouable.
Débute l’aventure. Le capitaine est convoqué par son
commandant. Il a beaucoup de mal à rester aimable pendant l’entretien (c.-à.d.
il reste simplement sec). Il reçoit sa mission.
Puis il va rassembler l’équipe qu’on lui a
affecté : les autres persos, dont un " Jedi
raté ", une bureaucrate, un gangster, un psi et un diplomate corpulent
nommé
Raimundo Barr - un personnage débonnaire.
Hisham découvre les autres persos en même temps que son
personnage. Celui-ci est arrogant, lance des commentaires sarcastiques, agite sa
cravache d’un air martial, et fait semblant de ne pas entendre les critiques.
L'interprétation poussée du joueur est formidablement odieuse ; on dirait qu’il
n’a fait que cela dans sa vie !
C’est l’occasion de rapports de force entre l’insupportable
militaire et les civils dont il découvre qu’ils ne dépendent pas de lui.
Echanges du type :
Capitaine : - je lui dis au téléphone :
" Je veux vous voir dans mon bureau dans 20 minutes !" et je
raccroche.
Bureaucrate : - je rappelle le capitaine, je lui dis :
" Non. " et je raccroche.
Ces petits incidents sont l’occasion de roleplay savoureux,
l’outrance amuse et le " choc culturel " créé
est un mécanisme comique digne des Westerns. Autre exemple lors du
recrutement du Jedi raté :
Bureaucrate (masquant un sourire): - " A cette
heure-ci, vous devriez trouver Linsdale en train de cuver son tord-boyaux
dans le rade en face de la discothèque gay The Blue Oyster "
Capitaine : - " Je fronce à peine les sourcils d’un air
méprisant, et regarde devant moi. "
Le fourgon blindé du capitaine s’arrête devant la
gargote, et deux soldats sont envoyés chercher Linsdale. Mimant leur
supérieur, les soldats passent pleins de morgue devant les couples homosexuels
affalés sur les banquettes moisies et s’arrêtent à la table où le Jedi
raté est avachi comme une loque.
Un soldat beugle : - " debout ! Le
capitaine te d’mande ! ".
Soudain il sent s’enfoncer dans son
ventre le canon du blaster que le Jedi raté tient par dessous la table.
Le Jedi, les yeux clos, la langue pâteuse : - " cassez-vous ! ".
Les soldats ressortent penauds et disent au capitaine : - " euh… Il ne veut parler qu’à vous ! "
Eclats de rire de la table de joueurs. N'est-il
pas extraordinaire qu'un personnage détestable arrive à créer une ambiance
aussi drôle?
Premier test pour Hisham. Son odieux
capitaine doit faire preuve de diplomatie pour recruter le Jedi, d’autant que
celui-ci n’aime pas l’autorité. Moi (le MJ) suis obligé de faire de
lourdes allusions sur le fait que le joueur du Jedi ne jouera pas si son personnage n’accepte
pas la mission. Finalement, l’intérêt " humanitaire " de
la mission convainc le Jedi. Ouf !
Et dire que je n’avais même pas pensé à vérifier si
chaque personnage était bien motivé par la mission!
Réunion des personnages dans une salle de briefing. Le
capitaine est plus odieux que jamais, offusquant les personnages féminins,
coupant la parole, désagréable. Un sarcasme de trop, et François aussi affable que
son personnage Raimundo Barr, poussé à bout, fait : " Bon,
puisque c’est comme cela, je ne vais pas rester à me laisser insulter. Je m’en
vais. "
Deuxième test décisif pour Hisham.
Va-t-il continuer à jouer son personnage détestable et
blackbouler le personnage de François, éjectant ainsi le joueur de la
partie ?!
Ou bien est-ce Hisham qui va devoir se séparer du groupe à
cause de son personnage " injouable " ?
Eh bien non !
Le joueur évite d’en expulser un autre de la partie. Dans
mes bras, Hisham !
Hisham fait s’excuser vaguement le capitaine :
" Hum hum. Ne le prenez pas mal. Je ne suis pas habitué à traiter
avec des gens comme vous…, etc. " Pas tout à fait des excuses pour
un personnage orgueilleux ; le joueur reste dans le personnage. Un tour de
force de fair-play et de roleplay : il laisse jouer son partenaire.
Avec comme effet secondaire de rendre son personnage plus
complexe, en le rendant moins caricatural.
Une évolution qui ne se produit en
général qu’à la deuxième ou troisième séance.
A cette séance où il n’y eut quasiment que du
roleplay, l’autre nouveau personnage commença aussi à " trouver
ses marques ". On avait juste convenu que la femme que jouait Jojo
avait accès à des informations secrètes, donc que c’était une sorte d’espionne.
Puis, pour faire contrepoids au pouvoir du capitaine, nous improvisâmes qu’elle
faisait partie de la police secrète, façon NSA. Enfin, elle devint typée
" James Bond femme " lorsqu’il la joua arrivant dans un
palace suivie de ses malles et de ses cartons à chapeaux et commandant un
Martini dry...

La première leçon de cette partie, c’est qu’il est
très bon de prendre son temps au début des aventures pour permettre aux
personnages de s'y intégrer.
D’une part, c’est un véritable plaisir de voir ainsi
" prendre chair " les personnages, se typer et s’affiner.
D’autre part, les caractères des personnages se heurtent, et finalement,
comme dans la réalité, le travail en équipe appelle à faire des compromis et
à modérer son naturel.
Dans ces jeux de rôles, auxquels l’on reproche de se
détacher de la réalité, je trouve formidable de se retrouver avec des
problématiques " réelles " ; chaque fois que le
joueur fait faire des actions " irréalistes " à son
personnage, il fait face à des conséquences
" réalistes ".
La deuxième leçon est pour le MJ, quand il en a la
possibilité, de déterminer avec le joueur les motivations du personnage. C’est
quelque chose qui doit être discuté et noté à la création, comme si c’était une
caractéristique de base, aussi importante que les points de Vie ou les dégâts
des armes.
Ceci fait, le MJ peut en conséquence modifier le début du scénar de façon à
fournir à chacun un mobile. Aux uns il promettra de l’argent, aux autres de l’exotisme,
une bonne cause pour le Jedi, ou de l’avancement pour le militaire.
Ici, Hisham a peut-être
tenu compte du fait que si son personnage renvoyait des membres de l’équipe
qui lui avait été affectée, il ne pourrait remplir sa mission et/ou serait
déconsidéré par ses supérieurs. Bien pensé Hisham. Mais j’aurais dû lui
présenter moi même la carotte et le bâton pour " l’inciter
gentiment " à jouer de façon moins extrême.
Enfin, la troisième leçon, c'est que certains joueurs
comprennent que quand le MJ leur laisse créer un personnage en toute liberté, ils doivent à leur tour faire des concessions pour ne pas rendre leur
personnage injouable.
Ils existent, les joueurs qui s’auto-disciplinent. Hourra
pour eux !
(c) Rappar
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