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Lettres de ma vie parallèle

Dur dur d’être un bourrin
Savez vous qu'interpréter un personnage bourrin est
une expérience loin d'être aisée ? Et qu'un personnage plein de
muscles survit moins longtemps qu'un petit malin ? Je vais vous
expliquer pourquoi.
D’abord, ma première (et pour l’instant seule)
expérience de Jeu de Rôles Grandeur-Nature (GN).
Remplaçant un participant au pied levé, c’est dans la
voiture vers la Normandie que je fis connaissance du background et de mon
personnage.
Le thème du GN était une sorte de grande rassemblement de
clans de Highlanders. Notre clan était le plus sauvage des clans barbares, et
mon personnage était le plus bourrin du clan. Très grand, très fort et très
bête, très fouteur de m…, du genre à aller draguer les promises de ses
compagnons. C’était aussi un Berseker : lorsqu’il rentrait en folie
furieuse, il doublait ses points de vie : 6 au lieu de 3 !
De nombreux joueurs seraient très heureux de jouer une
calamité pareille ; et je pensais que cela ne me poserait pas de
problèmes non plus.
Arrive la première nuit. D’autres joueurs et moi sommes
préposés à la garde du " tombeau de notre prophète " (le
petit kiosque à musique du parc). Des ennemis attaquent, font retraite, et une
partie des gardiens du tombeau les poursuit. Mon personnage aurait dû se
joindre aux poursuivants, mais le joueur se doute qu’il s’agit d’une
diversion. Alors ; suivre mon instinct de joueur ou mon instinct de
personnage ?
Un PNJ du
genre " invincible " arrive, prend une myriade de
coups d’épées sans être incommodé, lance boule de feu après mur de feu
sur la vingtaine de gardiens, avec la ferme intention de pénétrer dans le
tombeau. Là encore, selon mon personnage, j’aurais dû l’attaquer bille en
tête (et berserk), et mourir. Mais non, je me pousse bien obligeamment. D’ailleurs
un autre PNJ intervient pour mater le premier. Ne me demandez pas quel était le
scénario, on me l’a expliqué à la fin et j’ai oublié.
N’empêche que mon personnage avait été très mal
interprété jusque là. Et tout en faisant la sentinelle dans cette nuit d’été, je me
sentais un minable du roleplay.
Le lendemain, c’est cette fois une troupe de PNJ normaux
qui attaque. Enfin des ennemis à ma mesure, me dis-je ! Je charge, et
utilise mon pouvoir de berseker !
Hélas ! Le joueur est moins doué à l’épée que le
personnage ; je suis très vite touché 6 fois (une touche coûte un point
de vie) et vlan je m’écroule mort sur le bas-côté. De plus une sale petite
créature me mange la main (à mon avis, on devrait interdire les GN aux moins
de 13 ans !).
Un prêtre me ressuscite. Mais le nombre de sorts de
résurrection des clans diminue. C’est pourquoi le dimanche midi, lors de la
grande bataille finale, je m’enfuis à " l’hôpital de
campagne " dés que je n’ai plus qu’un seul point de vie (c’est
à dire au bout d’une minute de combat). Scène très cinématographique, d’autres
guerriers viennent gueuler : " retournez au combat, bandes de
pleutres ! Même s’il ne vous reste qu’un point de vie !". D’autres
froussards et moi faisons non-non de la tête.
Pourtant, mon personnage pouvait mourir, puisque c’était
le combat final et que j'appris plus tard que les persos resservent rarement
pour le GN suivant.
Un des aspects du personnage – le côté guerrier –
était ainsi fortement limité par ses impératifs de survie. Je me suis quand
même bien amusé à interpréter le côté " gaffeur
simplet " du personnage ; chercher le joueur le plus baraque du
GN (un énorme Belge) et le défier ; exprimer de grands " groupmf
toi être mon ami " aux joueurs sympathiques; chercher noise aux
membres du clan auquel notre chef veut s’allier (" Comment peut-on
être si maladroit ?! Laisser traîner sa cape sous mes pieds, mais c’est
une provocation ! ").
Mais comment un personnage aussi provocateur et
aussi stupide peut-il éviter de se mettre dans des ennuis mortels,
tout en se faisant des ennemis qui eux, peuvent attaquer dans le dos? J’en ai déduit qu’un personnage
purement bourrin était irréaliste, et finalement plus dur à faire survivre qu’un
personnage qui ne cherche pas le combat. Parce que dans les combats, - attention
à la révélation! - on meurt! La différence est flagrante avec le
JdR sur table : un bourrin aussi caricatural vit beaucoup plus longtemps
avec un MJ qui truque les dés, ou rattrape ses gaffes, et des règles qui le
favorisent.

La deuxième histoire de perso bourrin, c’était un
scénario jouissif de Star Trek Deep Space Nine RPG. Jouissif, parce que je
ricanais sous cape des erreurs grossières du MJ novice. "Comment peut-on être
si maladroit ?" me disais-je avec un sentiment jubilatoire de supériorité
...
L’équipe de PJ comprenait presque toutes les races
humanoïdes de Star Trek : Romulan, Vulcain, Cardassien et Ferengi… Ne
manquait plus qu’un représentant Klingon ; je me créai un magnifique
membre de cette race guerrière. Personnage optimisé, monstre de combat, il
aurait surclassé n’importe quel adversaire.
"To boldly go where no one has gone before..." :
passons à l'aventure
 |
Ce sont les aléas de l'espace: nos vaisseaux spatiaux sont pris dans une
tempête ionique; |
 |
Par le plus grand des hasards, nous tombons sur un
système qui abrite une base ultrasecrète de la Fédération... |
 | Hélas, les Fédérés
nous tirent dessus sans sommations; nous nous cachons sur un planétoïde... |
 |
Malchance incroyable : il s’avère que nous venons d’atterrir à 200 m
d’un de leurs repaires secrets... |
 |
Fâcheux concours de circonstances : nous
sommes immédiatement repérés et capturés... (cela commence à faire beaucoup, hein...) |
Que mon fier Klingon se laisse prendre
sans se battre m’ennuie un peu, mais les forces sont vraiment
disproportionnées ; un autre perso bourrin se fait d’ailleurs dégommer.
- " Vous êtes mis en prison. " nous fait
le MJ. " Les militaires arrivent et vous disent : ‘Vous avez
découvert notre secret, nous devons vous tuer’ ".
J’éclate de rire
face à un scénario si dirigiste et à l’invraisemblable moyen d’évasion
que le MJ nous propose : un des panneaux du fond de notre cellule se
détache…
Négociation avec le MJ sur le thème
" vraisemblance / dirigisme du scénar ". Les PNJ changent d’avis et nous proposent un marché : accepter un
lavage de cerveau pour oublier ce que nous avons vu, ou être tués. Nous
acceptons et reprenons notre route. Fin du scénar.
Mais pas la fin de la réflexion pour le personnage. Mon
Klingon aurait-il pu accepter un tel marché ? D’autant plus que la
campagne suit l’évolution de la série, et que l’Empire Klingon est alors
en guerre avec la Fédération.
N’aurait-il pas préféré mourir honorablement, plutôt
que se faire misérablement prendre et manipuler la mémoire ?
Les Klingons sont également méfiants : qui lui prouvait qu’ils n’allaient pas
effacer plus qu’une partie de sa mémoire, ou "programmer" son
inconscient?
Il ne se souviendra ni de sa lâcheté, ni de son déshonneur
de s’être fait capturer. Cela suffira-t-il pour l’assumer ? Est-ce
que le sentiment de honte franchira l’effacement de la mémoire ? Ces
interrogations enrichiront la psychologie du personnage – si elles ne le poussent
pas à la mort. Parce que les fans de Star Trek vous le diront: jamais un
Klingon digne de nom n'acceptera un tel déshonneur. Et s'il le fait, il
cherchera bientôt à racheter sa lâcheté par une mort glorieuse au
combat.
Une fois de plus, le bourrinisme de mon personnage, loin de
lui sauver la vie, le condamnait rapidement. Moi qui joue rarement cette sorte
de personnage, je trouvai que les faire survivre est l’exercice le plus
difficile qui soit. Un voleur, un magicien peuvent survivre à leurs erreurs
dans leurs métiers ; un guerrier meurt de ses erreurs, et rarement dans
son lit.
Et que ces expériences soient une invite aux MJ que les personnages bourrins
ennuient :
 | si les règles font des PJ guerriers des grosbills, disproportionnez les
forces des adversaires ; |
 | si les règles ne favorisent pas spécialement les PJ guerriers, mettez
les face à des adversaires à leur mesure. |
 | Mettez les personnages dans une position où ils doivent choisir entre 1)
une mort honorable au combat ou 2) la fuite. |
Soit le bourrin mourra, et ce sera alors une occasion pour le
joueur de se mettre à réfléchir à la vanité de la résolution des
problèmes par la violence.
Soit le bourrin sera veule et froussard, devenant du
coup moins bourrin ; une occasion de réfléchir au prix de l’honneur du
combattant, et à la valeur du personnage à ses yeux.
Dans les deux cas, le
roleplay y gagnera.
(c) Rappar
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