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Apartés

 

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Maîtrise

Le tout début de partie : un élément fondamental de la maîtrise pourtant négligé.

Par Limule (c)

Pendant des années, j’ai commencé mes parties comme si j'avais à faire le saut de l'ange depuis le plongeoir de cinq mètres : je prenais une grande inspiration, et advienne que pourra, j'interrompais toutes les discussions en couvrant le brouhaha par un tonitruant et traditionnel : " Bon on y va : vous êtes dans une auberge. "
Peu à peu, j'ai remarqué que ce n'était pas tout à fait satisfaisant : départs ratés, pour cause des deux au fond qui discutent encore ; problèmes non réglés de fiches de perso, qui surgissent à ce moment là ; protestations à propos du café qui n'est pas fini de couler etc.
J'en suis venu à considérer que les tous premiers instants d'une aventure sont particulièrement décisifs pour la suite de la soirée. Le MJ prend un mauvais départ, et c'est toute une soirée qui peut être foutue en l'air, dès la première phrase !! Comme si le MJ démarrait tout seul en oubliant les joueurs sur la chaussée.

Il est donc fondamental de bien amener le tout début de la partie. Ce n'est pas si simple, car les joueurs ne sont pas dans le même état d'esprit que le MJ. Celui-ci a bossé son scénario, il l'a en tête, il jubile. Alors que les joueurs ne s'attendant encore à rien de précis, sont peut être même moyennement motivés.

Il existe plusieurs façons de faire entrer les joueurs dans la partie. Mais il y en a une que j'apprécie particulièrement, bien qu'elle utilise un procédé assez généralement considéré comme un défaut majeur dans la maîtrise d'une partie : les apartés.

Reprenons depuis le début : les joueurs arrivent, boivent des bières, sont content de se voir, discutent de choses et d'autres, et commencent une soirée très sympathique, nécessaire à la cohésion du groupe, au développement de liens sociaux hors JdR, car n'oublions jamais que " le JdR, il n'y a pas que ça dans la vie " (il y a aussi le sexe, la drogue, et le rock'n'roll).

Seulement, paradoxe : la soirée démarre très bien mais ne prend pas le chemin de la partie qui était pourtant prévue.
Au bout d'un moment, je déclare " bon ben on va s'y mettre, par qui je commence ? " Et je prend les joueurs en aparté un par un.

Tout d'abord, tranquillement MJ et joueur revoient le perso. C'est le moment de reprendre connaissance et d'affiner le background, d’apporter quelques éléments supplémentaires etc. C'est l'occasion d'une discussion : le joueur a sa vision du perso, mais c'est le MJ qui va lui dicter des éléments concrets de background qu'il sait pouvoir être utile dans le scénario.

Dans le cas des campagnes le petit aparté du début permet de se remettre à jour avec les petites particularités et secrets que le joueur n'aime pas partager avec d'autres. Le temps aussi de faire le point sur l'intervalle hors jeu, où les persos n’ont pas forcément été ensemble, etc.

Exemple de dialogue (authentique) :

J - mon perso est donc en permanence à la recherche d'extraterrestres.
MJ (réfléchit un instant, il n'y a pas la moindre trace d'extraterrestres dans son scénar). - Euh OK, donc tu as été témoin dans ton enfance d’événements troublants...
J - non non non, c'est un illuminé qui est persuadé que des extraterrestres déguisés en humains sont parmi nous !
MJ (perdu) - Mais il s'y prend comment alors ?
J - ben il lui faudrait un truc, un artefact quelque chose qui lui indique quand il en voit un.
MJ (une idée machiavélique germant dans son esprit) - Bon ben il possède un genre de boule de verre qui fait des éclairs dans toutes les directions, tu sais ils en vendent pour décorer à Nature et Découverte. Un charlatan t'a dit que le jour où les éclairs seront attirés par une personne, ce sera la preuve qu'il s'agit d'un extraterrestre, et tu le crois fermement...

Un autre perso jouait un éco-terroriste : le MJ l’a facilement persuadé d’avoir son perso toujours vêtu de pure laine vierge bio. Il décida que la laine vierge générait de l'électricité statique, qui attirait le faisceau d'électrons émis par cette boule. Et le tour est joué : cela s'est passé exactement comme prévu. La joueuse dont le perso brandissait la boule ne s'attendait pas du tout à ce que celle-ci réagisse sur un autre personnage-joueur et elle a été la première surprise. Elle n’a pas pensé à l'électricité statique ; elle a joué son perso à fond et n'a pas cherché à comprendre.
Son perso s'est mis à croire dur comme fer que l'autre était un extraterrestre incognito. Pour préserver la soi-disant identité secrète du soi-disant extraterrestre, elle ne lui parlait que par énigmes, et le malheureux autre joueur ne comprenait rien à ce qui se passait !! Quiproquos en chaîne et grands éclats de rires... Un très bon moment.

Et ainsi de suite, joueur après joueur. Le MJ peut aussi commencer à diffuser quelques éléments du scénario, ceux qui s'intègrent au passé du joueur. Ils jouent alors une scène d'intro, mais faisant déjà partie de l’historique. Par exemple la scène décisive qui fera que le perso prendra part à l'aventure.

Exemple pour Conspirations (inspiré du film "L'oeil qui ment", de Raul Ruiz. Très bon film, très étrange et très drôle à la fois).

Un personnage dans son passé (background) avait un différent avec un voisin au sujet d'un arbre.
La vierge Marie, sous la forme de Notre-Dame-des-Incendies lui apparaît et lui ordonne de mettre le feu à l'arbre en question.
Cette scène est jouée avec le joueur qui décide s'il le fait ou non.

Notre-dame-des-incendies est l'élément moteur du scénario qui tournera autour de ses apparitions et de la secte de pyromanes qui les suivent. Le Personnage-Joueur et le joueur se sentiront naturellement impliqués.

Ce procédé permet de lier doucement le passé d'un PJ à son avenir (scénario). Le joueur aura alors le sentiment d'un scénar fait sur mesure pour son perso, avec des références à son background! Il s'impliquera d'autant plus.

Si en plus il existe des passerelles entre les historiques des différents PJ, alors là, c'est le bouquet : Roleplay intensif, implication supplémentaire etc.

Cela permet aussi de jouer le moment juste avant que les PJ se rencontrent, ce qui peut éviter un démarrage forcé et toujours un peu téléphoné (cf Rossignol : les PJ se retrouvent " par hasard " le lendemain de la première scène)

Cette petite session en aparté permet aussi au MJ et au joueur de se mettre bien d'accord sur le roleplay, la façon dont le personnage sera interprété, ce qu'il peut faire ou pas, ce qu'il possède ou pas, et c'est aussi précieux pour le MJ que pour le joueur.

Deux exemples à l'Appel de Cthulhu.

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Dans le premier exemple, le MJ remet le joueur à sa place pour le restant de la soirée

J - Bon ben je charge dans la voiture mon canon de mortier et mes 5 fusils à éléphant dont je ne me sépare jamais, et j'y vais.
MJ - Hein ? ! Mais tu vas à une soirée chic !!
J - je te rappelle que je joue un ancien de la légion paranoïaque !
MJ - bon… alors tu prépares ton plus bel uniforme, tu le repasses trois fois, tu sais qu’ "ils" t'attendent au tournant. Une arme ? oh tu ne "leur" fera pas ce plaisir, tu sais que s’ "ils" te prennent ce serait un faux pas. Tes fusils à éléphant tu en as bien cinq, et chargés, mais ils servent à la défense de ta maison.
J - beuh ??

 

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Dans le second exemple, le MJ fait connaissance avec la richesse et la profondeur d'un personnage-joueur, et se sert de cette complexité pour enrichir son histoire et développer des nouvelles situations. De plus, il apprend des "secrets" du personnage et gère en aparté un début de partie qui aurait pu déraper devant tous les autres joueurs.

MJ - tu mets ton plus beau costume, tu armes ton plus beau sourire de séducteur et tu te rends donc à cette soirée.
J - euh.. . non, je te rappelles que mon perso est devenu psychiatre après avoir raté sa prêtrise.
MJ - et alors ?
J - ben en fait il est complètement coincé, il peut pas faire ça comme ça.
MJ - si tu veux.. alors c'est les mains moites et le coeur battant que tu t'approches du perron.
J- non, en fait je sais même pas si il irait à une soirée comme ça. Tout de même, il est encore puceau à trente-cinq ans.
MJ (réfléchit un instant) - Il est indéniable que miss Mac Bride, qui t'a invité, ne te laisse pas indifférent, mais tu n'oserais jamais. Et puis tu ne peux pas, c'est une de tes patientes. En même temps. On ne t'invite jamais d'habitude dans les soirées mondaines. Et si elle. Oh non tu n'oses y penser. Mais tu dois savoir. Tu iras donc, mais en professionnel. Etc.

Grâce à cette petite mise en train, le MJ se retrouve avec une mine d'éléments nouveaux, prêts à utiliser dans son scénar, faciles à mettre en avant et gratifiant pour les PJ car personnalisés. Les grosbills sont déjà calmés et les électrons libres ramenés dans le rang, tout va bien. L'improvisation prendra une tournure plus souple car elle repose sur un terreau concret : des éléments certes encore déconnectés du contexte du scénar, mais déjà discutés, déjà prêts.

Tout ce qui se dit au cours de ces petites entrevues constitue une sorte de réserve dans lequel le MJ piochera quand bon lui semble. Et ce qu'il piochera sonnera toujours juste puisque ce sera toujours lié à un des persos.

Mais revenons aux joueurs qui patientent dans la pièce d'à côté.
Au début, ça discute franchement. De tout et de rien. De JdR parfois. ça boit des bières, ça cherche ses dés (vaguement). Et puis peu à peu ceux qui sont passés à l’entretien reviennent prendre part à la discussion. Mais ce n'est plus pareil.
Les joueurs se plongent petit à petit dans une attente comparable à ce moment particulier au cinéma, quand les lumières ont baissé, mais le film n'a pas encore commencé. Cette pénombre de transition où l'attente croît en même temps que l'excitation.
Les conversations se font de plus en plus rares, ou alors se recentrent sur le scénario. Et l'attente du début de la partie se fait de plus en plus pressante.

Lorsque le MJ arrive enfin, chaque joueur est prêt, a déjà vu son personnage vivre un petit quelque chose qui fait l'effet d'une bande-annonce et aimerait bien connaître la suite.

Le MJ n'a plus qu'à démarrer d'une voix douce dans un silence respectueux " vous êtes dans une auberge..."

Bon j'idéalise un petit peu, surtout l'attente respectueuse des joueurs. Il y a des cas où ça ne marche pas. Par exemple si il y a une Playstation dans l'appartement, ou durant les conventions où le bruit et les sollicitations sont partout.

Mais il n'en reste pas moins que les meilleures parties sont celles qui sont le mieux débutées.

Limule l’a fait, et on dirait que ça a été assez facile pour lui d'aligner 10 000 signes de témoignages et de conseils intelligents . Alors pourquoi pas VOUS ? Piochez des thèmes dans mes chroniques et réagissez en 5000 signes environ !

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