1. le contexte
Donc cette partie mythique.
C'était lors de ce qui allait devenir la fin de notre époque D&D.
On se faisait plaisir d’explorer le décor hallucinant de PlaneScape,
le havre des philosophes armés :-)
On prenait de plus en plus de libertés avec le système pour créer des
personnages qui nous plaisaient bien et qui avaient quelque chose à
dire.
Mon personnage était une sorte de mix entre paladin et barde, un bon
vivant, un peu naïf, peut-être un peu triste dans le fond, élevé par
sa prostituée de mère.
Un paladin doit avoir comme alignement: Loyal Bon ; un barde ne
peut pas être Loyal. Autant dire que ce n'est pas kasher de jouer ne
serait-ce qu'un paladin-barde dans D&D, et il y avait
d'autres choses dans le genre.
Je ne me rappelle plus trop ce qu'avaient joué mes amis, si ce n'est
que le personnage avec lequel le mien s'est pris de bec était un
guerrier tendance nihiliste/absurde (Xaositecte si tu connais le monde ;
c’est une faction qui pense que l'univers est chaos. Aucun schéma
directeur, aucun ordre).
Le MJ avait un style très effacé dans cette partie, il se contentait
de jouer les PNJ et nous lancer dans une mission bidon. Je crois
qu'on l'a jamais sauvé, le pauvre gosse...
2. l’expérience
Bref, à un certain point, alors que le troisième
joueur est en train de rechercher des poisons pour une raison obscure et
discute avec le MJ, le joueur du Xaositecte et moi entrons dans un délire
où nous confrontons les points de vue de nos personnages.
Je joue le naïf idéaliste, qui quelque part en lui sait que tout est déjà
foutu sans pour autant encore l'admettre, Jérôme le nihiliste
physicaliste pur et dur. (Physicaliste = toute chose est physique.
En particulier, l'esprit n'existe pas, on a un cerveau qui réfléchit
et c'est tout).
Mon personnage défendait une quelconque cause en prétextant une
histoire d'anges qui surveillent les humains (lui-même était de nature
semi-céleste) et qu'il fallait respecter leur bienveillance. Celui de Jérôme
était pragmatique à souhait et disait en gros "pas de bol, c'est
la merde, alors autant en profiter".
Ce ne sont pas vraiment nos points de vues personnels, mais en tout cas
moi j'y retrouve certains aspects qui me ressemblent, d'autres que
j'invente. Pendant tout ce temps, je n'y croyais mais pas du tout, et je
crois que le doute énorme se retrouvait également chez le personnage
(mais il DEVAIT défendre sa cause).
Je ne sais même plus de quoi on débattait - si ça se trouve, c'était
bien le sort du gosse dont je t'ai parlé qui était en jeu, mais ça ne
m'est pas resté plus que cela. Mais on débattait avec verve (Jérôme
est souvent silencieux, c'était donc d'autant plus cool).
J'avais toujours cette distance critique par rapport à mon personnage,
mais en même temps je m'y investissais à fond.
Pouvoir, à travers un personnage impliqué dans un débat "philosophique", représenter un point de vue
( qui m'intéressait), de façon crédible, osée, drôle et puissante. Je me sentais à fond concerné par le problème.
Est-ce ça qu'on appelle être immergé dans un personnage?
ça a duré environ 30 minutes. C'était extrêmement
satisfaisant. Ce n'était pas juste le MJ qui me laissait délirer avec un autre joueur, puis nous
ramenait gentiment mais fermement à SON histoire.
J'ai appris un tas de choses:
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quand les persos sont décrits par des choses
"humaines" (ici les factions "philosophiques" de
PlaneScape), ça incite au développement par le jeu du personnage |
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le MJ n'est pas indispensable |
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les règles "tactiques" ne servaient
à rien, pourquoi s'en encombrer encore (remarque, ce n'est pas une
critique des règles tactiques, juste une critique du fait qu'on
utilisait des règles qui nous ne servaient à rien) |
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dans le processus, j'ai pu apprendre à mieux connaître cet ami avec lequel
je venais de débattre. Jérôme pouvait avoir une sacré tchatche
quand il avait le feu! |
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on a pu continuer après ce débat avec une
influence certaine sur la partie (c'était pas dans le vide!) On a
trainé dans le quartier des Xaositectes pendant un moment encore,
mais je ne pourrais plus dire pour quelle raison. |
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en sortant de là, j'étais convaincu que des règles
appropriées (pas forcément des règles "mécaniques"!)
permettraient d'obtenir ce genre de situations plus souvent et peut-être
même rendre le moment encore plus intéressant. |
3. les conséquences
Nous n'avons malheureusement plus joué pendant
longtemps à PlaneScape, mais quelque part je dirais que ça a été
un déclic.
On a ensuite essayé des jeux réputés plus "RolePlay" (Agone
par exemple). Alors effectivement, le background était beaucoup plus
riche, mais dans la pratique, c'était l'échec. On arrivait à rien,
deux campagnes sont mortes après deux-trois séances chacune.
N'étant pas MJ à ce jeu, je ne saurais exactement dire pourquoi, mais
j'ai ma petite idée: règles complètement inadéquates (on dirait un véritable
simulateur issu d'un cerveau de mathématicien en mal de modélisation),
textes basé sur le monde et les PNJ, mais pas sur ce que les joueurs
peuvent concrètement faire avec dans ce monde...
Mais j'ai continué à chercher des jeux qui pourraient nous faire
revivre des moments aussi forts de manière plus soutenue. Je suis tombé
un peu par hasard sur The Forge et
un jour j'ai fini par jouer à The Pool http://apokalipstick.free.fr/jeuxgratos/lepool_fr.pdf
avec le groupe habituel de Cthulhu (avec lequel on avait aussi eu
deux-trois moments proches de ce que je t'ai expliqué plus haut).
D'abord on a été déstabilisés par le changement d'approche des règles
(il ne s'agissait plus de jauger la crédibilité d'une action en
fonction de paramètres purement internes au monde fictif, mais juste de
partager les pleins pouvoir de narration entre MJ et joueurs).
Un jeu parfait dans le sens où il ne comportait aucune de ces règles
de simulation que nous ignorions de toute façon, mais amenait en plus
une règle intéressante génératrice de situations barges en
narration.
Le joueur prend de l'importance dans la création du contenu fictif de
façon officielle. Cela faisait un moment qu'on écrivait plus de scénarios
classiques, mais en tant que MJ nous devions toujours espérer que les
joueurs se lâchent ; avec le Pool ça les incite carrément!
Et récemment j'ai écrit un petit jeu (mon premier jeu jouable) : Aux
frontières de R'lyeh, qui se base sur ce
que l'on aimait bien dans nos parties de Cthulhu à la mode de
chez nous, qui ne nécessite pas de MJ (c'était plus une corvée après
tout) ni aucune préparation. Ca se joue en one-shot. Et Jérôme
demande à prendre la parole en premier (!)
Après la deuxième partie de test, Julien, qui était MJ à cette
fameuse partie de PlaneScape
(et souvent à Cthulhu) me dit: "Putain, c'est ce que j'ai
toujours voulu faire en jeu de rôle!"
Ironiquement, le jeu que je développe aboutit sur une expérience
passablement différente de ce que je recherchais à la base, mais qui
est très satisfaisante quand même.
Ma quête n'est donc pas vraiment terminée :-)
Si jamais ça vous intéresse, je parle de ma deuxième partie à ce jeu
ici: http://www.silentdrift.net/forum/viewtopic.php?t=299
Les règles (10 pages) sont ici:
http://www.silentdrift.net/files/afdr_beta.pdf
L'avenir nous dira si c'était juste une bouffée d'enthousiasme ou si
nous arriverons, dans les faits, à avoir régulièrement des parties
aussi prenantes que celle de PlaneScape, mais comme nous avons
entre temps appris à mieux identifier ce que nous apprécions, j'ai
confiance.
Donc en fin de compte, cette séance de PlaneScape était
doublement mythique par le divertissement (qui avait quand même une
bonne partie d'introspection sur nous-mêmes) et par le déclenchement
de toute une recherche. Cela arriva il y a à peu près deux
ans et demi.
Maintenant, j'ai certainement mythifié pas mal d'aspects, ma mémoire
étant ce qu'elle est, et mon inconscient préférant inventer que
d'admettre une quelconque défaillance...
Mais après tout, tu m'as demandé de raconter une histoire :-)
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