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Nouvelles

Nouvelle : Le dernier des Dragons

par Arnaud Altier

La lumière dorée de ce matin d’été nimbait les contreforts de la montagne d’un halo orangé. Du haut de la colline, bercé par le murmure du ruisseau en contrebas, le chevalier regardait le paysage avec délectation.

Enfin ! Enfin, il arrivait au bout de son long voyage ! De l’autre côté de la crête, là, tout près, se trouvait l’entrée de la grotte, repère du dernier des dragons.

Il s’étira de tout son long, descendit de sa monture, et, la main sur le pommeau de sa fidèle épée, se dirigea vers le ru pour se rafraîchir. Maintenant que sa quête touchait à sa fin, il avait tout loisir pour se détendre.

Du fond de son demi-sommeil, il sentit la quiétude de ce coin de paradis se déliter.

" Ainsi " se dit-il, " le moment est venu ! Il est enfin là celui qui verra l’extinction de ma race, qui en sera, peut-être, l’instigateur ". Il secoua doucement la tête et se prépara à recevoir son illustre visiteur, qu’il attendait depuis si longtemps !

Après s’être longuement désaltéré et avoir remis de l’ordre dans sa tenue, le chevalier se dirigea vers sa monture qu’il flatta tendrement avant de se remettre en selle.

- Entre, chevalier, entre sans crainte dans mon humble demeure. Je t’attends depuis tant d’années que j’en ai perdu le décompte.

Au son de cette voix grave et grondante, Il eut un sursaut qui répercuta des ombres mouvantes dans la lueur de sa torche. Il suivait maintenant ce chemin depuis ce qui lui semblait être des heures, s’enfonçant toujours plus profondément dans les entrailles de la montagne. Lui si brave, si courageux face à l’ennemi, se sentait perdu, petit et misérable.

Il raffermit sa prise sur le pommeau de son arme, fit tournoyer sa torche pour en ranimer la flamme et se dirigea d’un pas qu’il voulait ferme vers la source de la voix.

Bientôt, une lueur bleutée auréola la roche devant lui éclairant la nuit de la grotte d’une myriade d’étincelles. Tels des joyaux brillant de mille feux, la pierre étincelait de mille éclats, créant un chemin qu’il n’avait aucun mal à suivre.

Enfin, il déboucha dans une vaste salle. A sa gauche, un léger surplomb semblait faire le tour de l’immense pièce ; à sa droite, légèrement de biais, un promontoire rocheux se perdait dans l’obscurité, telle la proue d’un navire affrontant la tempête. Face à lui, taillées à même le roc, quelques marches permettaient d’atteindre le sol de la vaste pièce.

- Avance noble chevalier. Avance sans crainte ! Je ne te veux aucun mal.

Ce qu’il vit alors le laissa pantois.

Auréolé d’une lueur dorée, le corps majestueusement dressé, se trouvait devant lui, imposant de sagesse, un Dragon ! Un dragon tel que défini par toutes les légendes, toutes les chansons de geste chantées à la gloire des anciens héros. Il n’en revenait pas ! Il se rendait compte à présent qu’il n’avait jamais réellement cru voir un dragon vivant.

- Je suis heureux de te voir, chevalier. Il y a si longtemps que j’attends cet instant. Sois sans crainte, chevalier ! Je ne te veux aucun mal. Au contraire ! Je souhaite pouvoir te raconter l’existence de mes semblables et t’entretenir de mon peuple et de sa légende avant que tu ne me passes par les armes. Mon vœu le plus cher est que tu me comprennes. Je sais, car je l’ai vu il y a fort longtemps, que tu es à même de comprendre ce que je suis et ce que je représente.

Assieds-toi chevalier et écoute mon histoire.

A l’origine étaient les dragons. La légende dit que ce sont les pères des Dieux, Dieux qui finirent par se retourner contre leurs créateurs à la suite d’une vulgaire brouille familiale, aidés en cela par certains de ton espèce ; ce qui, entre nous, ne m’étonne guère de la part des humains. C’est depuis cette époque maudite que nos deux races n’arrivent plus à cohabiter.

Suite à cet événement, vous nous avez fait passer pour les pires monstres qui puissent exister. Nous sommes devenus Voleurs, Tricheurs, Mangeurs de jeunes vierges... Que sais-je encore ? A cause d’une raison oubliée par tous depuis longtemps, nous avons passé le reste de notre existence à fuir et nous cacher, à avoir honte de ce que nous sommes.

Il regarda le chevalier installé à ses pieds et se demanda une fois de plus comment des créatures aussi frêles avaient pu annihiler sa race. Il soupira, secoua la tête et reprit :

- Moi-même, jeune chevalier, je suis né bien des Eons avant ta venue au monde, en un temps où les humains et les dragons coexistaient fraternellement. Contre l’acceptation de nos différences essentielles, nourriture et reproduction, entre autres, nous assurions la défense des villes et des villages, nous éduquions les jeunes aux arts de la guerre et, surtout, dès les beaux jours, nous nous envolions avec l’un des vôtres sur le dos pour planer pendant des heures dans les courants chauds, faire de longues promenades atmosphériques ou de grandes courses entre les deux hémisphères de cette si petite planète que vous appelez la terre.

Je me souviens de cette époque avec ravissement.

Et puis cette dispute stupide entre nos deux races, cette effroyable guerre qui s’ensuivit… De ce jour, plus rien ne fut comme avant. Je le compris lorsqu’un jour je tombais sur une dizaine d’hommes en armure qui se lancèrent à ma poursuite au lieu de me saluer ou de m’ignorer. Ce sont les premiers chasseurs de dragons que je rencontrais, chevalier, non les derniers.

Au cours des nombreux siècles qui suivirent, je vis peu à peu ma race s’éteindre sous les coups de la tienne tandis que naissaient nombre de ballades contant les exploits de tel ou tel tueur de Dragon : ici nommé Georges ou Michel, là, Marthe ou Marguerite.

J’entendis également moult légendes se créer sur de fabuleux trésors que nous gardions avec toute la férocité, la fourberie, la veulerie... de notre espèce. Bien entendu, cela ne fit rien pour arranger nos rapports avec les humains. Car si pour eux nous étions cruels et sournois, pour nous les tiens se sont révélés avides, cupides et insatiables. Il n’y a qu’à voir le nombre de cadavres retrouvés dans les donjons secrets qui nous servirent de cache.

Ainsi, de siècle en siècle, nous devinrent de moins en moins nombreux. Ne survécurent, ironie du sort, que les plus forts, les plus féroces, les plus fourbes et cruels d’entre nous.

Alors apparurent parmi les nôtres trois clans différents : peut-être par instinct, peut-être par mutation, ma race devint capable de grands prodiges magiques. Cadeau empoisonné s’il en fut, car la magie mal employée ou maîtrisée peut faire des ravages. Et c’est comme cela que naquirent le clan des Chromatiques, celui des Métalliques et celui des Neutres. Je n’ai pas besoin de te présenter les chromatiques, je pense que tu les connais ! Ils ont suffisamment souffert de la mauvaise réputation du Dragon Noir devenant DracoLiche* après sa mort pour que je ne m’étende pas sur le sujet.

Sache cependant que si le Noir représentait le Mal, le Blanc s’était mis au service du bien et les autres représentaient chacun un élément : Bleu pour l’Air, Vert pour l’Eau, Marron pour la Terre et Rouge pour le Feu. Ce que vous n’avez jamais compris, vous les humains, c’est que les éléments sont neutres. Ils ne sont que ce que nous en faisons.

Alors que ton peuple exterminait impitoyablement le clan des Chromatiques**, celui des Métalliques s’établissait en des myriades de lieux inaccessibles. De part leur sensibilité plus grande avec l’univers, sauf exception, ils terminèrent leur vie au calme, considérés comme des légendes de sagesse par les tiens.

Quant au troisième clan, le mien comme tu l’auras sans doute deviné, il apprit à se fondre dans l’essence même de l’univers jusqu’à ne devenir qu’une particule du tout qui le compose.

Le chevalier contempla la bête un long moment. Lui, tout ce qu’il savait des Dragons, c’était les histoires que les anciens racontaient le soir à la veillée. Il n’y était alors question que de monstres cracheurs de feu, kidnappeurs de vierges et dévoreurs d’enfants, mourant sous les coups de chevaliers héroïques lors de combats épiques et non de créatures intelligentes, douées de la parole et de la réflexion, capables d’amour, d’honneur et même de foi ; encore moins de plusieurs sortes de créatures, certaines bonnes, d’autres mauvaises, un peu à l’image de l’humanité.

Il regarda de nouveau la bête en face de lui, incapable de lui donner un autre nom tout en sachant que ce diminutif ne convenait plus mais n’en trouvant pas de meilleur pour l’instant.

- Pourquoi me raconter tout cela ?

- Sache, jeune chevalier, que ma fin est proche. Il est temps pour moi de rejoindre les miens où ils se trouvent maintenant.

Après avoir écumé les moindres recoins de l’espace, ma race a enfin trouvé un monde où elle ne sera pas pourchassée comme elle le fut sur cette terre.

Vois-tu, chevalier quel est ton rôle à présent ? Je suis le dernier représentant d’une race qui n’a plus sa place dans le devenir de cette planète et toi tu es l’un des derniers représentants d’une caste en voie de disparition : celle des Dragocides***. Tous les deux nous n’avons plus notre place dans le nouveau monde qui est en train de naître. Ne crois-tu pas qu’il serait plus sage pour nous de disparaître en pleine gloire plutôt que de devenir des pièces de musées poussiéreuses et inutiles ?

Ne penses-tu pas qu’il serait préférable pour nous deux de disparaître dans l’un de ces combats épiques pour que les bardes chantent nos exploits plutôt que nous disparaissions petit à petit de la mémoire commune ?

Le jeune homme referma le livre poussiéreux qu’il tenait en main et le déposa délicatement sur la table basse. Son regard se perdit dans la contemplation du feu. Un observateur attentif aurait pu être surpris par ses yeux en amande, à l’iris mordoré et aux pupilles verticales.

Un sourire doux-amer éclaira son visage lorsqu’il se redressa et se tourna vers le miroir.

" Allons, il est temps de remettre le masque. La chasse va bientôt commencer ". Il se dirigea vers la porte, enfila un blouson de cuir et éteignit les lumières. Dans l’obscurité de la pièce son regard brilla une dernière fois d’un éclat primitif.

Dans la pièce à la porte refermée, le feu nimbait d’une clarté orangée la table basse auréolant d’une lueur fauve la couverture en cuir pleine peau de l’ouvrage.

(c) Arnaud Altier

* Dracoliche: Dragon maléfique mort-vivant.
** Chromatique: Relatif aux couleurs.
*** Dragocide: Tueur de Dragon

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