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Lettres de ma vie parallèle

J'avoue tout !

Comment j’ai tué les héros

Préambule: Afin que des lecteurs novices n’imaginent pas faussement que j’ai réellement tué des personnes, j’utiliserai le terme Héros (de fiction) plutôt que Personnages-Joueurs.

Je suis Maître de Jeu (MJ) depuis plus de 15 ans. J’ai laissé mourir quantité de Héros, sur un jet de dé, sur une action stupide ou malchanceuse, ou même simplement pour renforcer le côté dramatique, mais tout un groupe de Héros, jamais.
Et cette partie là, je les ai tous tué.

 

Comment en est-on arrivé là ?

Bien évidemment, j’ai été tenté d’incriminer les joueurs, qui n’avaient rien compris, qui auraient "évidemment" dû faire comme ci et pas comme ça. Mais c’est injuste. Vu la disproportion des pouvoirs entre MJ et joueurs, c’est au MJ de gérer les dérapages ; il est " responsable " aux deux sens du terme.

Alors cherchons mes erreurs. Et il y en eut.

Un mot sur l’histoire. Dans ce scénario d’Empire Galactique, les Héros sont des corsaires de l’espace ; ils découvrent une base spatiale appartenant à une civilisation extra-terrestre inconnue à ce jour : les kroÿls.

Leur capitaine est obsédé par les énormes profits qu’il pourra retirer de l’exclusivité du commerce avec cette race. 

Mais une entité spirituelle formidable – l’entité Mâ – domine les kroÿls. Elle ne désire qu’apprendre des informations stratégiques et s’emparer de la technologie avancée humaine. Ceci, tout en restant cachée, et elle n’a pas l’intention de laisser repartir ses visiteurs vivants.

Bref, l’entité Mâ est un danger galactique. Mais ça, aucun problème, les joueurs le voient: il faut dire que j’ai deux joueurs à la table, que j’ai affectueusement surnommé Parano 1 et Parano 2. A force de me concentrer sur la bonne prise de conscience de la menace, j’ai oublié deux autres aspects de l’intrigue: les rebelles kroÿls, le capitaine.


Le scénario prévoit que des rebelles kroÿls contactent les Héros et leur demandent de les aider à renverser l’Entité sur la station. Les Héros convaincraient le capitaine, feraient la révolution – point culminant de l’aventure - et repartiraient avec des marchandises offertes par de nouveaux alliés.

Première erreur : je veux rendre les difficultés de communication dans un langage E.T. ; je lis le plaidoyer censé être vibrant des rebelles d’une voix monocorde. Du coup, les joueurs sont indifférents : " ouais… on va la faire ta révolution… on voit bien que c’est par là la suite du scénar… "

Première leçon : faites comme dans les films. Les aliens parlent toujours parfaitement notre langue, au pire avec un accent, cela permet de mieux s’intégrer dans l’histoire. 


Il faut convaincre le capitaine. Deuxième erreur : je décide d’user de psychologie (aïe !). Les Héros ont désobéi à ses ordres en prenant contact avec les rebelles, je décris le capitaine furieux en train de casser des objets. Où est la psychologie là-dedans? Réponse : le capitaine passe sa colère en cassant des objets, et fait son baroud d’honneur avant de se rallier.

Mais voilà, Parano 2 (joueur susceptible, qui réagit personnellement quand son perso est humilié) n’apprécie pas que le capitaine éloigne son Héros, et celui-ci flanque son poing dans la figure du capitaine. Avec un karatapoigne, un gant durci. Capitaine KO, dans le coma.

Deuxième leçon : n’essayez pas de faire de la psychologie ; statistiquement, sur un groupe de joueurs vous allez au moins une fois mal vous faire comprendre.


C’est pas grave, la révolution peut aussi se faire sans le capitaine. Mais je commets une troisième erreur : je décide de rajouter une difficulté à ce qui est écrit. Le capitaine avait laissé son second sur le vaisseau corsaire, à qui il devait donner de ses nouvelles à heures fixes. Je décide que le second appelle à ce moment… Face aux explications embrouillées des Héros, il demande que le capitaine soit transféré à bord.

Et là s’engage une véhémente dispute entre joueurs. Je n’avais jamais vu ça. D’un côté celui qui engueule : "Tu n’aurais jamais dû frapper le capitaine !", celui qui explose en retour : "Il m’a menacé ! Il m’a chassé ! Il n’avait pas le droit ! Je me suis défendu !". Le troisième qui braille au quatrième : " Il faut transférer notre capitaine au vaisseau ! C’est notre devoir ! " et le quatrième hurlant " Il ne nous pardonnera jamais ! Nous serons condamnés pour mutinerie ! ".

Deux groupes s’opposent et se lancent leurs arguments à la tête ; d’un côtés les " modérés " qui veulent s’expliquer et s’arranger, de l’autre les " mutins jusqu’au-boutistes", qui veulent garder un otage.

Tout le monde crie encore plus fort qu’à un conseil d’administration du Club Sortilèges (et ce n’est pas peu dire). 

Au début je me réjouis d’une telle implication des joueurs, puis devant le vacarme je décrète une pause et vais me réfugier au WC.

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Leçon 3.1 : quand un scénario ne prévoit pas une difficulté, il y a parfois de bonnes raisons …

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Leçon 3.2 : je n’avais pas exposé les lois régissant les relations entre le capitaine et l’équipage ; d'où malentendu: les joueurs avaient l’impression d’être sur le Bounty, je voyais plutôt les corsaires comme une confrérie…

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Leçon 3.3 : les joueurs sont de nature rebelle, et n’acceptent pas les Personnages Non-Joueurs aux exigences contraignantes, surtout quand ils prennent une part importante des bénéfices…

Finalement un Héros tue le capitaine plutôt que de le rendre; et là, l’engrenage mortel se met en route. Ses conditions ayant étés refusées, le second fait décoller le vaisseau pour partir chercher de l’aide. Or, l’Entité Mâ préfère détruire le vaisseau corsaire plutôt que de risquer que son existence soit dévoilée. Ka-Boum ! Les canons désintègrent le vaisseau.

Grosse erreur numéro 4. Qu’avais-je besoin de dire aux joueurs qu’ils entendaient l’explosion de leur vaisseau (à travers le vide spatial bien sûr…) ? Du coup, voilà les Héros prêts à mourir plutôt que céder.

L’entité Mâ tombe le masque ; elle veut s’emparer des Héros. Elle a l’initiative et envoie des hordes de robots. " Rendez-vous ! " fait-elle. " Jamais !", font-ils.

Les kroÿls rebelles sont surpris par le début des hostilités et ne sont pas prêts.

Le combat est inégal et j’annonce à mes joueurs que leurs Héros sont tous morts. 

 

Ils veulent jouer jusqu’au bout; les robots-désintégrateurs les laminent sans pitié.

Tous les Héros sont tués, et sans même de belles dernières paroles.


Grande Leçon numéro 4. Pourquoi n’ai-je pas eu l’idée d’une variante évidente ?

L’entité Mâ envoie les gaz somnifères / les rayons paralysants et capture les Héros vivants. L’aventure devient alors du type " évasion - poursuite - révolution ". C’est assez classique, mais au moins les Héros sont vivants.

C'est tellement évident. Cela crève les yeux. Dans tous les James Bond, le Grand Méchant capture toujours l'agent secret au lieu de le tuer rapidement d'une balle dans la tête. 

Capturer les Héros au lieu de les tuer doit être un des 10  commandements du MJ.
Et s'il n'y avait qu'une leçon à tirer de cette histoire, ce serait celle-là.

Autres possibilités:  je rééquilibrais subitement derrière l’écran la puissance des adversaires ; les Héros arrivent à vaincre les hordes de robots ; les kroÿls rebelles se regroupent finalement et arrivent telle la cavalerie, à la rescousse au moment où tout espoir est perdu, " la victoire changea de camp, le combat changea d’âme ". Ah quel bon paroxysme de partie cela aurait fait !

Et j’aurais dit à mes joueurs : " sincèrement, je ne croyais pas que vous vous en tireriez… ", ajoutant à leur satisfaction.

Inutile de dire qu’au contraire, les joueurs avaient la haine. Des Héros bien typés, qui avaient bien vécu, étaient perdus, avec toute l’apparence de l’arbitraire. Les joueurs avaient vu, impuissants, la situation échapper à leur contrôle. Je ne leur avais pas communiqué tout ce qu'ils devaient savoir pour prendre de bonnes décisions.

Les repères ne sont plus les mêmes avec les nouveaux Héros. " mais tu peux le soigner puisque tu es médecin ! Ah non c’était ton ancien personnage… Et toi, tu te sens concerné en tant que Prêtre-Marchand… ah c’est vrai ce n’est plus ton Prêtre… "

La suite de la campagne décrivait les Héros allant affronter l’Entité Mâ sur ses planètes, la quête du produit grâce auquel elle maintient son emprise sur des dizaines de mondes, etc. Mais rien de tout cela, l’aventure s’arrête ici. Je suis frustré aussi !

 

L’ironie de cette partie…

…c’est que j’ai fait ce que je dénonce par ailleurs sur ce site : les personnages qui meurent n’importe comment (l’honneur de l’anti-samouraï), les MJ qui collent trop à leur scénario, incapables de s’adapter (purement logique)…

J’avoue tout ! J’ai commis une suite d’erreurs, de plus en plus grosses. Les petites permettent d’apprendre quelques leçons. Mais même si elles ont entraîné des réactions inattendues de la part de mes joueurs, ces erreurs n’étaient pas définitives. Leur accumulation a complètement fait sortir l’aventure des rails, mais c’était encore rattrapable.


Aucune excuse : c’était à moi, le MJ, de prendre des décisions radicales au bon moment, de bouleverser scénario, attitude des PNJ et caractéristiques des monstres (" en fait, seuls les premiers rencontrés avaient des désintégrateurs… Vous avez pas eu de chance, hein ? "). 
Il n'existe pas de scénario qu'un bon MJ ne puisse modifier pour sauver les Héros, surtout quand les joueurs n'ont pas fait de grosse erreur. Les MJ qui disent que "ils ont étés obligés de tuer les Héros, bien qu'ils ne l'aient pas voulu" sont des MJ incapables de s'adapter. Les mauvais MJ tuent les Héros pour de mauvaises raisons.

Sauver les Héros était dans cette histoire, et dans la majorité des cas, la bonne décision, même si ce n'est pas la "copie conforme" du scénario.

Car sauver les Héros, c’est sauver la partie.

© Rappar

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