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Parcours 5

Merci beaucoup à UBIK pour ses commentaires, et à Yragaël sa relecture.

Résumé de l’épisode précédent : l’auteur n’a plus de groupe de joueurs, et rate son intégration dans un club.
Alors il décroche son téléphone…

15. 1992- 1997 : montée au paradis

…Je décrochai mon téléphone et j’appelai Olivier.

J’avais connu Olivier en 1987, en plein Age d’Or du JdR. C’était la mode des loisirs interactifs, et mes parents m’avaient inscrit à une sorte de colonie de vacances-GN/rallye : le groupe d'ados poursuivaient un savant fou à travers l’Europe. 

Nous jouâmes à cache-cache pendant 10 jours en découvrant nos prochaines destinations par des énigmes. Olivier était ce PNJ ; et ce ne fut que pendant le retour que nous avions sympathisé, autour de notre intérêt commun pour les JdR et la Science-Fiction. Il habitait aussi Paris ; plus tard, je fis même une partie avec son groupe, mais je n’avais pas donné suite puisque j’avais déjà le mien.

Par la suite, j’étais resté en contact avec Olivier, et pour une très bonne raison : il était vendeur dans une boutique de jeux, possédait une formidable collection de JdR, et c’est à lui que j’empruntais des livres de S-F et surtout les jeux que je lisais et photocopillais (cf. 8).

Je me retrouvai donc seul après avoir quitté un club. J’appelai Olivier - 6 ans après une unique partie avec lui - pour lui demander : "ton invitation tient toujours ?" (!) et il me répondit : "pas de problème, viens samedi".

Ca c'était mieux que "l'ami" qui m'avait dit "notre groupe ne recrute pas, et pas dans une campagne en cours" (cf. 13)

Ce groupe aussi ouvert à tout nouveau membre allait me mener vers les 4 meilleures années de ma vie rôliste.

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Les lieux (Places To Go)

Nos parties se déroulaient chez un couple de rôlistes - Nic et Nat - au fin fond de Montreuil. Avant de pouvoir emprunter la voiture de mes parents, m’y rendre prenait une heure et demi de transports en commun, plus 3 kilomètres à pied (en banlieue, la nuit…). Que ne ferait-on pas pour une partie de JdR…

Cela se passait dans un appartement HLM, au rez-de-chaussée. Nous jouions dans la salle de séjour. Il y avait un grand divan où, vers 4-5 heures du matin, ceux qui n’en pouvaient plus s’écroulaient. C’était aussi le lieu d’atterrissage des copines de rôlistes qui ne jouaient pas mais venaient accompagner leur Homme (n'avaient-elles pas d'autre possibilité de sortie le samedi soir?). Il y avait une entrée, où nous jouions aux fléchettes quand les PJ se séparaient et que nous attendions notre tour. C'est un excellent jeu, les fléchettes, quand on y pense. C'est très sociable et cela améliore la coordination main-oeil...

On mettait les sodas dans le frigo, et puis on partageait, chips, gâteaux et biscuits. MJ Nic préparait un grand litre de café dans la cuisine. Ah le café filtré, versé dans des flûtes de porcelaine, qui nous redonnait du coeur à l'aventure sur les coups de 3h du matin ! Comme nous le dégustions! - son goût revient à ma mémoire comme une madeleine de Proust. Cette communion autour de la bouffe allait me manquer par la suite, quand je rejoindrai un club de JdR où personne n’amènerait à grignoter. Mais n’anticipons pas…

Un mystère m’intrigue encore des années après: nous étions une demi-douzaine de joueurs glapissants toute la nuit, parfois jusqu’à 6 heures du matin, la fenêtre ouverte en été, avec Carmina Burana ou la B.O. de Conan en fond sonore, et incroyablement, jamais les voisins ne se sont plaints !?!

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Les accessoires

En plus de la musique, d’autres accessoires contribuèrent au plaisir de jouer : le Velléda et les feutres; une impressionnante collection de figurines de toutes sortes; des murs miniatures ; des rabiots issus du jeu de plateau Heroquest. Lors des phases d’exploration ou de cambriolage des aventures, le tout formait des couloirs où déplacer nos figurines et visualiser les positions des protagonistes lors des combats. Cela nous aidait à matérialiser un décor imaginaire, en y ajoutant un parfum tactique. Ajoutez à cela des plans d’Eauprofonde ou des cartes dessinées à la main, des messages codés ou non, etc. Même les cartes Magic ont servi à un moment, d’illustration ou d’inspiration ("vous rencontrez cela", en nous montrant une carte de merfolk). Pour moi qui n’avais jamais investi dans les accessoires, c’était de grandioses effets spéciaux.

Partant de là, ma religion est faite : les accessoires participent définitivement du plaisir de jouer ; celui qui n’utilise pas - au moins- des figurines au moment des combats est tout simplement un MJ qui n’a rien compris à l'importance des cinq sens dans l’implication des joueurs.

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Les gens (people to be)

LES MJ

Olivier et Nic étaient MJ en alternance.

Les scénars de MJ Olivier étaient de près ou de loin des enquêtes policières. En conséquence, les joueurs se retrouvaient au petit matin, les yeux larmoyants de fatigue, en train de tourner et de retourner les indices dans leurs têtes, rediscutant des hypothèses cent fois écartées, avant que MJ Olivier nous révèle l’intrigue particulièrement tordue qui nous avait tenu en échec toute la nuit. 

Il préparait beaucoup ses scénars, et dans ses campagnes, les secrets étaient révélés couche après couche; les fils des intrigues multiples étaient séparés les uns des autres par étapes. Cette progression dans la résolution du puzzle, la compréhension de l’édifice de trames superposées qui avait été construit exprès pour être démonté par les joueurs : voilà le genre de satisfaction cérébrale que des campagnes complexes donnent.

Cependant, comme il connaissait pleins de jeux, Olivier s’enthousiasmait très vite pour une nouveauté, et s’en désintéressait aussi vite : "la deuxième édition de Rêve de Dragon vient de sortir, on commence une campagne !" et puis nous n’allâmes pas plus loin que le deuxième scénario. "Une campagne Monde Perdu, c’est géant !" mais le temps que la date de la séance arrive, l’attrait était retombé, et nos personnages ne jouèrent jamais. Les bonnes campagnes avortèrent vite : une adaptation de la série de livres Base Vénus s'arrêta après le tome 1, "juste au moment où on commençait à découvrir les secrets". La campagne de Birthright tourna court au bout de 3 parties, nos persos allaient presque cesser d'être des niveaux 1...

MJ Nic était plus classique, et il mena plusieurs longues campagnes. 
Ses scénarios étaient parfois "expérimentaux". Par exemple un scénario ouvert, juste en ayant posé le décor ; ou une aventure très noire ; ou une parodie. Ou bien un scénario très linéaire ; ou encore un scénario anachronique…

C’était le champion des adaptations d’un scénar d’un jeu à un autre. Parfois ses scénarios tenaient en un paragraphe, mais enfin cela changeait de MJ Olivier ; c’était défoulant.

Le style de ces deux MJ se complétait donc ; il y en avait pour tous les goûts. Très expérimentés, ils arrivaient en général à caser un épisode complet dans chaque séance, avec un début et une fin, (comme les séries télé), ce qui permettait de reprendre facilement les campagnes en cours de route. C'est une astuce à se rappeler.

Les joueurs

Autour gravitèrent un groupe de joueurs plus ou moins réguliers. Voici les plus pittoresques: Seb, qui travaille maintenant à la ludothèque de Boulogne-Billancourt; Jeff, et sa fiancée qui ne jouait pas mais dormait sur le canapé ; Roland "l'impassible", qui restait jouer à l’ordinateur après la partie; Juju, qui dit-on suivit des études de psychologie après avoir joué un criminologue à Berlin XVIII ; Eric, qui nous rejoignait après la fermeture de son restaurant, et du coup nous faisait commencer qu’après minuit ; quelques autres moins réguliers dont les prénoms m’échappent (honte à moi).

Certains de ces joueurs furent MJ, mais de façon très anecdotique. Je fus MJ une seule fois, après avoir tanné les autres joueurs en leur vantant mon-jdr-maison-top-génial-inventé-par-moi-même. Je fus si nerveux lors de cette partie, que je commis une gaffe sociale digne d'un ours pataud, une connerie hors-jeu à se taper la tête contre les murs, et provoquai le départ d'un joueur. Enfin bon ; les autres joueurs se souviennent surtout des PJ ridicules, dont "l’homme chauve-souris gérant d’un cinéma porno"…

Le groupe

Nous formions une petite bande fort sympathique, entre 21 et 33 ans, sans bourrins, sans grosbills. On finissait par anticiper nos réactions mutuelles ; les conflits étaient rares ; nous développions une culture de groupe, des repères communs et des private jokes. Il y avait à force une remarquable homogénéité (à opposer aux clubs, où les parties se font avec le tout-venant, selon les joueurs présents.)

On devinait le genre de personnages des autres joueurs : Roland avait des personnages à son image - tous placides, flegmatiques et imperturbables. Cyril créait des persos-concepts (quelqu’un ici a déjà joué un "tueur professionnel danseur de capoera" ? Cyril oui.), tous énervants et gaffeurs, qui subissaient tuile sur tuile et mourraient très vite. Mes persos de leur côté étaient folkloriques, un peu décalés, et se retrouvaient presque à chaque coup à l’opposé de ceux d’Olivier. Mon demi-elfe maniaque du déguisement est resté dans la légende de ces années là. 

Tout n’était cependant pas idyllique: j’eus pendant quatre ans une sinusite à ces séances. Je passais des nuits à me moucher et laisser traîner des mouchoirs pleins de morve sur la table. Au début j’incriminais le manque de sommeil - ou les fumeurs. Les MJ étant fumeurs, les non-fumeurs devaient subir et se taire. Mieux : les fumeurs blaguaient sur le fait que je consomme 50% de leur fumée sans payer.

Mais en fait - je ne le découvris que vers la fin - , j’étais allergique aux poils du chat. Aurais-je pu demander à mes hôtes de l’enfermer, et aurais-je dû exiger qu’ils passent l’aspirateur avant que je vienne ? Étant l'invité, je n'aurais pu le faire. 

Au début je ne vins qu’aux parties de MJ Nic, soit une partie tous les deux semaines environ. Puis je vins aussi à celles de MJ Olivier. Comme il leur arrivait de maîtriser tous les deux le même week-end, il m’est arrivé de jouer la nuit du vendredi et la nuit du samedi. Cette fréquence fera sourire certains, mais j’avais enfin atteint un rêve : je jouais en moyenne une fois par semaine, et de longues parties (23h-6h), à opposer à la fréquence de mon groupe précédent: - un dimanche après-midi (14-19h) sur 3.

Première conséquence, je passai tout mon dimanche à dormir, et invoquai cette excuse pour cesser d’aller à la messe. Deuxième conséquence, cette fréquence régulière et intense me permit (enfin !) de connaître le plaisir des campagnes suivies et complexes, en retrouvant les mêmes joueurs, semaine après semaine - un luxe par rapport aux clubs. Je pus aussi découvrir des jeux et des univers variés.

16. La fin

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Les 201 nuits

Les parties se succédaient ; les semaines passèrent, puis les années, et cela paraissait ne pas avoir de fin.

Un jour de janvier 1997, j’apprend d’Olivier qu’on jouait ce samedi, mais MJ Nic me déclare qu’il n’y a pas de partie prévue. Je rappelle Olivier qui m’explique, gêné, que MJ Nic a décidé de réduire son groupe de joueurs à 2 ou 3 élus. Les autres joueurs, devenus personae non gratae, furent d’un coup priés de rester chez eux.

Mais que s’était-il passé ? Nic et Nat avaient eu un enfant. Ayant ainsi franchi une étape de maturité, ils en avaient eu assez des nuits enfumées, du vacarme d’un paquet d’excités, et des nettoyages de table et de salon après les parties.

Les points forts de notre groupe – toujours jouer chez les mêmes, avec les mêmes, à un rythme soutenu – avaient accéléré la lassitude de nos hôtes. Les mêmes caractéristiques qui avait soudé notre groupe si agréable en entraînèrent la fin.

La brutalité de l'interruption de la "dynamique de groupe" empêcha de chercher à poursuivre. On n’avait pas pressenti d’autres MJ pour prendre le relais ; on n’avait pas prévu d’autre local où jouer, et Nic et Nat ne se déplaçaient pas chez d’autres. Nous, les "rejetés", étions des satellites de ces meneurs; nous n'avons pas pu nous organiser entre nous. Chaque membre non retenu retourna chez lui.

Faire partie de la charrette de joueurs indésirables me déprima profondément, et pas seulement parce que je me voyais comme un formidable joueur interprète de ses rôles.
Quoi, j’avais été pendant plus de 4 ans chez Nic et Nat ; j’avais passé avec eux près de 201 nuits... Tant d’heures partagées à discuter, à vivre en commun d’innombrables aventures; ensemble nous avions ri de nos gaffes, de nos calembours ; nous nous étions défiés sur les énigmes ; nous avions vécu les mêmes moments, hauts et bas… et je n’étais à leurs yeux qu’une sorte de squatter, auquel ils donnaient son congé?!

Je les considérai comme des amis, mais c’était une illusion ; je n’étais rien de plus pour eux qu’un partenaire de jeu, qu’ils toléraient. Un invité semaine après semaine.

Le JdR n’avait pas fait de nous des amis ; les rôlistes ne sont pas des amis parce qu’ils jouent ensemble. Les rôlistes ne sont pas des amis.

J’avais cru pratiquer une activité sociale parce qu’elle me bouffait mes week-ends ; en fait j’avais perdu mon temps : hors du jeu de rôles nous étions juste des connaissances.
Ce fut une des constatations les plus amères de ma vie rôliste.

Dans mon premier groupe, mes joueurs étaient déjà mes camarades; dans mon premier club la question ne s’était pas posée. Dans ce groupe-ci, j’avais demandé au  JdR de me faire des amis ; mais le JdR seul ne peut que distraire. La vacuité des relations sociales limitées aux parties m’apparut. Pour me faire des amis, j’aurais dû aller au-delà des séances de jeu, les prolonger.

La morale de cette "fin de partie" et le sentiment que je voudrais vraiment transmettre est le suivant : pour faire de vos partenaires rôliste des amis, faites d’autres choses que des parties de JdR ; voyez-vous hors des parties ; sortez au restaurant, au cinéma ; pratiquez d’autres loisirs ; partez en vacances ensemble, et pas pour du JdR; pour visiter des curiosités, faire du tourisme et du sport. Les parties de JdR qui ne sont pas au moins accompagnées d’un repas au restau, ne valent pas mieux, du point de vue de la profondeur relationnelle, qu’un jeu vidéo seul contre l’ordinateur.

J’appris cette leçon douloureuse et tentai de l’appliquer par la suite - mais ceci est une autre histoire.

Pour en savoir plus sur nos parties, pourquoi elles étaient réussies et les leçons que l’on peut en tirer, rendez-vous au 17.

 

la suite par ici

Vos réactions sont les bienvenues.

Yragaël:

C'est vraiment excellent ce que tu dis, très vrai, très juste. Moi, j'ai eu une chance différente : mes anciens amis d'avant le jdr ont quasiment disparu, tous les amis fidèles et que je prends du plaisir à revoir sont TOUS (95%) des anciens rôlistes avec qui j'ai joué. 
Ce sont les amis qu'on se fait entre 14 et 24 ans.
Ironie : ces amis ont quasiment tous abandonné le jdr et c'est même eux qui m'ont 'forcé' à abandonner le jdr pour aller courir les filles (pour eux le jdr faisait bébé). Un autre groupe d'ami m'a ramené au jdr au moment de la fac et c'est là que j'ai joué la "saga de Yragael".

G. Perceval:

J'ai eu le courage de tout lire. Et la seule chose que j'ai à dire c'est que j'ai eu plus de chance que toi. 
On était 2 potes au débuts puis la bande a grossi (copain de Lycée, de Fac et même d'autres rencontrés en conv'). On était assez sociaux pour ne pas parler de JdR avec les autres joueurs pendant au moins 1/4 d'heure (après on craquait et on reprenait les discours de "mais non Dominique il ne ferait pas comme ça et que Michel il est plus fort que Baal" ("non même pas vrai")). Donc on a augmenté le volume du groupe. Puis les nouveaux venus, une fois suffisamment à l'aise amenaient à leurs tour de nouveaux venus (soeur, potes...).

Oh y'en a bien qui ont giclé et vite, mais en gros on allait plutôt dans le sens du grossissement. Le groupe a fait scission avec lui-même, mais il est toujours resté un noyau dur.

Mais c'est là que tu m'as vraiment montré un truc, c'est qu'on pouvait jouer avec des gens pendant plusieurs années et ne pas faire partie de leurs amis. Il est vrai que le JdR a certainement énormément de qualités mais on ne se lie pas d'amitié en jouant autour d'une  table. 
(...) Bon ce n'est pas la peine d'avoir peur. C'est ta vie rolistique et tu as dû la vivre nettement mieux que je ne l'ai lue (enfin j'espère pour toi ;-)).
Rune m'écrit:

Excellente et implacable analyse. Une fois de plus. J'abonde dans le sens de l'importance de l'âge de la découverte du jeu, lui-même dictant le mode de rencontre : être un collégien ou un lycéen cloîtré toute la journée dans son établissement engendre des occasions de rencontres (pour le meilleur ou pour le pire) incomparables avec celles d'un étudiant à peu près libre (toujours pour le meilleur ou pour le pire, puis celle d'un adulte (incroyable mais ça finit par arriver !) accaparé par le travail et la famille.

Un bémol cependant, exception qui confirme néanmoins ta règle : mes deux meilleurs amis, un bon moment perdus de vue, ont été rencontrés au lycée par l'entremise du jdr (même classe, coup de veine : mêmes intérêts). Plus tard : électrocardiogramme plat, à l'exception d'une année passée à l'étranger où j'ai bénéficié du syndrome "étranger sympa dont on veut être l'ami".

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